25/08/2011
La pure langue et le Verbe divin
Walter Benjamin face à la foi catholique
Introduction
Antoine Berman considère « La tâche du traducteur » de Walter Benjamin comme « le texte central du XXème siècle sur la traduction »1. La tonalité religieuse de maints passages frappe d'emblée le lecteur, depuis la mention de la « pensée de Dieu » comme répondant à l'exigence de l'inoubliable2 jusqu'à l'affirmation finale : « La version intralinéaire du texte sacré est le modèle ou l'idéal de toute traduction. »3. Antoine Berman déclare qu'il existe chez Benjamin une « quasi-sacralisation du mystère – du langage comme mystère »4. Le cœur de ce mystère semble résider dans ce que Benjamin définit comme la « pure langue », de soi incommunicable, et que le traducteur ne peut approcher que de manière fragmentaire. C'est afin d'illustrer cette non-communication que l'auteur de « La tâche du traducteur » cite la première phrase du prologue de l'Évangile selon Saint Jean : « Dans le principe était le Verbe »5. Le texte lui-même semble par là inviter le lecteur à une comparaison entre la pure langue benjaminienne et le Verbe divin de la religion chrétienne. Il s'agira donc ici d'examiner ce qui rapproche ces deux notions et ce qui les sépare. Pour des raisons de commodité, il a paru préférable de se borner à l'approche catholique de la notion de Verbe. Il n'existe en effet pas de théologie unifiée commune à tous les protestants. Quant aux orthodoxes, leur position sur le sujet ne diffère guère de celle des catholiques, hormis sur la question du Filioque. En outre, Benjamin n'a jamais vécu dans des pays où l'orthodoxie était majoritaire. Cette comparaison, on l'espère, offrira plus d'une fois l'occasion de faire dialoguer les différentes influences de Walter Benjamin : son judaïsme, son marxisme, mais aussi le catholicisme auquel il avait accès par ses lectures du théologien Romano Guardini6.
Convergences
Aucune distinction entre signifiant et signifié
Dans « La tâche du traducteur », toute la pensée de Walter Benjamin s'articule autour de « ce langage pur qui ne vise plus rien et n'exprime plus rien »7.La citation du prologue de l'Évangile selon Saint Jean vient s'insérer dans ce contexte. Le premier verset intégral du prologue affirme : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu. »8Ce Verbe n'exprime en Dieu rien d'autre que Dieu lui-même, comme le fait remarquer Saint Thomas d'Aquin :
Tout ce qui, dans les créatures, possède un être accidentel, selon qu'on le transfère en Dieu, y possède l'être substantiel ; car rien n'existe en Dieu à la manière d'un accident dans son sujet ; tout ce qui existe en Dieu est son essence.9
Cette identité entre ce que dit Dieu et l'essence divine elle-même semble se retrouver dans la pure langue benjaminienne, où « finalement toute communication, tout sens et toute visée intentionnelle atteignent à un niveau où leur destin est de s'effacer. »10 Il s'ensuit qu'en la pure langue est contenue la vérité elle-même :
Mais s'il existe, d'une autre façon, une langue de la vérité, où les ultimes secrets, vers lesquels s'efforce toute pensée, sont conservés sans tension et eux-mêmes silencieux, cette langue de la vérité est le véritable langage.11
Benjamin semble indiquer tantôt que la pure langue ne vise plus rien, puisque ce qui y est visé « s'efface », tantôt qu'elle ne vise rien d'autre qu'elle-même, puisqu'en elle sont conservés « les ultimes secrets ». Pour lui, les deux reviennent manifestement au même. Dans les deux cas, la pure langue constitue à elle seule sa propre vérité, ce qui la rapproche davantage encore du Verbe divin. En effet, à la question « Dieu est-il la vérité ? », Saint Thomas d'Aquin répond par l'affirmative en s'appuyant sur une parole du Christ rapportée par l'Évangile selon Saint Jean (XIV, 6), « moi, je suis la voie, la vérité et la vie. » :
La vérité se trouve dans l'intelligence selon que celle-ci appréhende une chose telle qu'elle est, et dans la chose selon qu'elle a un être qui peut se conformer à l'intellect. Or cela se trouve en Dieu au plus haut degré. Car son être non seulement est conforme à son intelligence, mais il est son intellection même, et celle-ci est la mesure et la cause de tout être distinct du sien, de toute intelligence autre que la sienne ; et lui même est son propre être et sa propre intellection. Il s'ensuit que non seulement la vérité est en lui, mais que lui-même est la souveraine et première vérité.12
Le ressemblant et l'ineffable
Parce que, comme on vient de le voir, Dieu « est la mesure et la cause de tout être distinct du sien », ses créatures vont entretenir avec lui un certain rapport de ressemblance, comme le rappelle le Catéchisme de l'Église catholique :
Les créatures portent toutes une certaine ressemblance de Dieu, tout spécialement l’homme créé à l’image et à la ressemblance de Dieu. Les multiples perfections des créatures (leur vérité, leur bonté, leur beauté) reflètent donc la perfection infinie de Dieu. Dès lors, nous pouvons nommer Dieu à partir des perfections de ses créatures, « car la grandeur et la beauté des créatures font, par analogie, contempler leur Auteur » (Sg 13, 5).13
Les paragraphes suivants s'empressent cependant de nuancer cette affirmation de ressemblance, en soulignant le caractère ineffable de la divinité (§ 42). Celle-ci ne deviendrait connaissable que par le biais d'une voie négative, qui procéderait en éliminant ce que Dieu n'est pas (§ 43) :
Dieu transcende toute créature. Il faut donc sans cesse purifier notre langage de ce qu’il a de limité, d’imagé, d’imparfait pour ne pas confondre le Dieu « ineffable, incompréhensible, invisible, insaisissable » (Liturgie de S. Jean Chrysostome, Anaphore) avec nos représentations humaines. Nos paroles humaines restent toujours en deçà du mystère de Dieu.
En parlant ainsi de Dieu, notre langage s’exprime, certes, de façon humaine, mais il atteint réellement Dieu lui-même, sans pourtant pouvoir l’exprimer dans son infinie simplicité. En effet, il faut se rappeler qu’« entre le Créateur et la créature on ne peut marquer tellement de ressemblance que la dissemblance entre eux ne soit pas plus grande encore » (Cc. Latran IV : DS 806), et que « nous ne pouvons saisir de Dieu ce qu’Il est, mais seulement ce qu’Il n’est pas, et comment les autres êtres se situent par rapport à Lui » (S. Thomas d’A., s. gent. 1, 30)14
L'on décèle chez Benjamin quelque chose d'approchant ce paradoxe du Verbe divin auquel ressemblent ses créatures, mais qui demeure ineffable pour elles. La pure langue, ou « le pur langage », comme traduit Maurice de Gandillac, est « celé dans les langues »15, ce qui implique à la fois que celles-ci le contiennent, mais qu'elles se montrent incapables de l'exprimer. Là encore, une voie négative, celle de la traduction, s'avère nécessaire pour faire apparaître la pure langue, que l'on cernera d'autant mieux que l'on prendra conscience de ce qui sépare encore d'elle :
c'est à la traduction, qui tire sa flamme de l'éternelle survie des œuvres et de la renaissance infinie des langues, qu'il appartient de mettre toujours derechef à l'épreuve cette sainte croissance des langues, pour savoir à quelle distance de la révélation est le mystère qu'elles recèlent, combien cette croissance peut devenir présente dans le savoir de cette distance.16
Il s'agit donc, si l'on transpose dans l'univers benjaminien la dernière phrase du paragraphe 43 du Catéchisme (d'ailleurs extraite de Saint Thomas d'Aquin), de saisir comment les autres langues se situent par rapport à la pure langue. Il s'agit aussi et surtout de mettre au jour ce que la pure langue n'est pas : ni sens, ni communication, ni transmission d'un contenu. Renoncer à cette voie négative est d'avance voué à l'échec. Il n'en peut résulter qu'une mauvaise traduction :
Mais que « dit » une œuvre littéraire ? Que communique-t-elle ? Très peu à qui la comprend. Ce qu'elle a d'essentiel n'est pas communication, n'est pas énonciation. Une traduction cependant, qui veut communiquer, ne saurait transmettre que la communication – donc quelque chose d'inessentiel. Et c'est là, aussi bien, l'un des signes auxquels se reconnaît la mauvaise traduction. Mais ce que contient un poème hors de la communication – et même le mauvais traducteur conviendra que c'est l'essentiel – n'est-il pas universellement tenu pour l'insaisissable, le mystérieux, le « poétique » ? Pour ce que le traducteur ne peut rendre qu'en faisant lui-même œuvre de poète ? On touche ainsi en fait à un second signe caractéristique de la mauvaise traduction, qu'il est par conséquent permis de définir comme une transmission inexacte d'un contenu inessentiel.17
Voilà pourquoi « la traduction ne peut que renoncer au projet de rien communiquer, faire abstraction du sens dans une très large mesure »18. Elle ne peut faire apparaître la pure langue sans sortir de cette voie négative.
En marche vers un royaume
Dans l'Église catholique, la connaissance de « Dieu qui a créé et conserve toutes choses par le Verbe »19 est orientée vers l'avènement d'un Royaume où les créatures réaliseront pleinement leur essence, et où se trouve leur finalité.
Vivre au ciel c’est « être avec le Christ » (cf. Jn 14, 3 ; Ph 1, 23 ; 1 Th 4, 17). Les élus vivent « en Lui », mais ils y gardent, mieux, ils y trouvent leur vraie identité, leur propre nom (cf. Ap 2, 17) : « Car la vie c’est d’être avec le Christ : là où est le Christ, là est la vie, là est le royaume. » (S. Ambroise, Luc. 10, 121).20
On le voit, le Christ constitue la finalité de l'homme, que le Verbe divin, dont il est l'incarnation, a créé.
Quant à la pure langue, se situe-t-elle à l'origine des langues et des œuvres ? Walter Benjamin ne le précise pas explicitement. Il se montre plus intéressé par le devenir des langues que par leur origine, comme le révèle la métaphore de l'amphore à reconstituer :
Car, de même que les débris d'une amphore, pour qu'on puisse reconstituer le tout, doivent être contigus dans les plus petits détails, mais non identiques les uns aux autres, ainsi, au lieu de se rendre semblable au sens de l'original, la traduction doit bien plutôt, dans un mouvement d'amour et jusque dans le détail, faire passer dans sa propre langue le mode de visée de l'original : ainsi, de même que les débris deviennent reconnaissables comme fragments d'une même amphore, original et traductions deviennent reconnaissables comme fragments d'un langage plus grand.21
Même si Benjamin se penche davantage sur le processus de « recollage » que sur celui de la brisure, ce passage semble bien indiquer que les différentes langues proviennent « d'un langage plus grand » à retrouver, et vers lequel tendent les langues dans leur « sainte croissance »22. Dans le cas de la pure langue comme dans celui du Verbe divin, il existerait donc un mouvement de « sortie de » et de « retour vers ».
Ce lent retour, cette « sainte croissance », trouvera son aboutissement dans « le royaume promis et interdit où les langues se réconcilieront et s'accompliront »23, de même que chez les catholiques, « lesélus[...] trouvent leur vraie identité »24dans le royaume. Benjamin et le catholicisme défendent l'un et l'autre l'idée que ce royaume à venir est déjà présent hic et nunc, mais en germe. Selon l'auteur de « La tâche du traducteur », « de manière médiate, la croissance des religions fait mûrir dans les langues la semence latente d'un langage supérieur. »25 L'Évangile selon Saint Luc rapporte ces paroles du Christ à propos du royaume :
Il disait encore : « A quoi le royaume de Dieu est-il semblable, et à quoi le comparerai-je ? Il est semblable à un grain de sénevé qu'un homme prit et jeta dans son jardin ; il poussa et il devint un arbre, et les oiseaux du ciel firent leur demeure dans ses rameaux. »26
Les Pharisiens lui ayant demandé quand viendrait le royaume de Dieu, il leur répondit : « Le Royaume de Dieu ne vient pas de manière à frapper les regards. On ne dira point : Il est ici, ou : il est là ; car voyez, le Royaume de Dieu est au milieu de vous. »27
La conception du royaume comme semence à l'œuvre dès à présent, que l'on repère chez Benjamin, existe donc déjà dans l'Évangile. Ce royaume n'en demeure pas moins, dans les deux cas, d'un ordre supérieur à celui de la vie qui tend vers lui. C'est ce dont la foi catholique rend compte par l'expression citée auparavant, « vivre au ciel »28. Walter Benjamin parle quant à lui de « finalité originale et de niveau élevé », pour préciser ensuite :
Vie et finalité – leur corrélation apparemment évidente, et qui pourtant échappe presque à la connaissance, ne se révèle que lorsque le but en vue duquel agissent toutes les finalités singulières de la vie n'est point cherché dans le domaine propre de cette vie, mais bien à un niveau plus élevé. Tous les phénomènes vitaux finalisés, comme leur finalité même, sont en fin de compte finalisés non vers la vie, mais vers l'expression de son essence, vers la représentation de sa signification. Ainsi la traduction a finalement pour but d'exprimer le rapport le plus intime entre des langues.29
Cette marche vers un même royaume, dans le cas de la pure langue benjaminienne comme dans celui du verbe divin, implique une intervention de type messianique.
Le Messie et la fin de l'histoire
Le Catéchisme de l'Église catholique se montre on ne peut plus explicite sur le rôle primordial du Messie dans l'instauration du Royaume :
Christ vient de la traduction grecque du terme hébreu « Messie » qui veut dire « oint ». Il ne devient le nom propre de Jésus que parce que celui-ci accomplit parfaitement la mission divine qu’il signifie. En effet en Israël étaient oints au nom de Dieu ceux qui lui étaient consacrés pour une mission venant de lui. C’était le cas des rois (cf. 1 S 9, 16 ; 10, 1 ; 16, 1. 12-13 ; 1 R 1, 39), des prêtres (cf. Ex 29, 7 ; Lv 8, 12) et, en de rares cas, des prophètes (cf. 1 R 19, 16). Ce devait être par excellence le cas du Messie que Dieu enverrait pour instaurer définitivement son Royaume (cf. Ps 2, 2 ; Ac 4, 26-27). Le Messie devait être oint par l’Esprit du Seigneur (cf. Is 11, 2) à la fois comme roi et prêtre (cf. Za 4, 14 ; 6, 13) mais aussi comme prophète (cf. Is 61, 1 ; Lc 4, 16-21). Jésus a accompli l’espérance messianique d’Israël dans sa triple fonction de prêtre, de prophète et de roi.30
L'idée d'accomplissement parfait présente dans ce texte se retrouve chez Walter Benjamin, lorsqu'il fait allusion à propos des langues au « terme messianique de leur histoire »31. L'entrée dans le Royaume met donc fin à l'histoire, ce qui se vérifie aussi dans la foi catholique, puisque le Messie de Dieu doit « instaurer définitivement son Royaume ». Il faut cependant reconnaître que la figure du Messie reste assez vague chez Benjamin, qui parle plutôt de moment messianique.
Une parenté universelle
On l'a déjà vu, c'est moins une origine commune qu'un destin commun des langues qui fascine Walter Benjamin. De ce destin commun, il résulte une parenté entre celles-ci :
Mais le rapport auquel nous pensons, ce rapport très intime entre les langues, est celui d'une convergence originale. Elle consiste en ce que les langues ne sont pas étrangères l'une à l'autre, mais, a priori et abstraction faite de toutes relations historiques, sont apparentées l'une à l'autre en ce qu'elles veulent dire.32
Il convient d'insister sur le fait que Benjamin qualifie cette convergence d'« originale » et non pas d'« originelle ». Dans le catholicisme, la parenté qui unit tous les hommes s'enracine dans une origine commune dont découleront une nature et un destin communs :
Grâce à la communauté d’origine legenre humainforme une unité. Car Dieu « a fait sortir d’une souche unique toute la descendance des hommes » (Ac 17, 26 ; cf. Tb 8, 6) :
Merveilleuse vision qui nous fait contempler le genre humain dans l’unité de son origine en Dieu (...) ; dans l’unité de sa nature, composée pareillement chez tous d’un corps matériel et d’une âme spirituelle ; dans l’unité de sa fin immédiate et de sa mission dans le monde ; dans l’unité de son habitation : la terre, des biens de laquelle tous les hommes, par droit de nature, peuvent user pour soutenir et développer la vie ; unité de sa fin surnaturelle : Dieu même, à qui tous doivent tendre ; dans l’unité des moyens pour atteindre cette fin ; (...) dans l’unité de son rachat opéré pour tous par le Christ (Pie XII, enc. « Summi pontificatus »; cf. NA 1).
« Cette loi de solidarité humaine et de charité » (Ibid.), sans exclure la riche variété des personnes, des cultures et des peuples, nous assure que tous les hommes sont vraiment frères.33
Il existe donc chez Benjamin comme dans le catholicisme l'idée d'une parenté universelle. Il faudra voir à quel point ces deux conceptions diffèrent lorsque l'on fera état de l'abîme qui sépare la pensée benjaminienne de la foi catholique.
*
* *
L'on a jusqu'ici insisté sur les ressemblances entre l'idée catholique de Verbe divin et la pure langue telle que l'envisage l'auteur de « La tâche du traducteur ». Ces convergences tiennent essentiellement au fait que Walter Benjamin, lui-même d'origine et de religion juive, a vécu, pensé et écrit dans le contexte d'une civilisation judéo-chrétienne, à laquelle il a nécessairement emprunté au moins une partie de ses catégories. Ces ressemblances ne doivent cependant pas occulter les différences profondes qui séparent, et même à beaucoup d'égards, opposent la pure langue benjaminienne au Verbe divin de la foi catholique. Le vocabulaire employé par Benjamin ne doit pas égarer son lecteur. Sous bien des aspects, cette conception d'une pure langue et les implications qui en découlent suivent un chemin contraire à celui de la théologie catholique.
À rebours
L'image et le fragment
L'on a déjà mentionné la parenté que Walter Benjamin établit entre les langues. Cette parenté tient à une finalité commune et peut-être aussi, à une origine commune : « un langage plus grand », brisé comme une amphore. Si cette parenté peut être comparée à celle qui dans la foi catholique unit tous les hommes, elle apparaît cependant radicalement autre. La métaphore du fragment d'amphore déjà évoquée s'avère révélatrice. Les langues ne sont rien d'autre que la pure langue brisée et destinée à être reconstituée. Autrement dit, malgré l'autre image rappelée plus haut, celle du germe, tant que les langues existent, la pure langue ne peut advenir. À l'inverse, lorsque sera arrivé « le royaume promis et interdit où les langues se réconcilieront et s'accompliront »34, les langues, elles, n'existeront plus comme telles. Que deviennent les fragments une fois l'amphore recollée ? Cet accomplissement des langues, ce salut, s'opère donc sur le mode bouddhiste de la fusion dans un « Grand-Tout ». Il en va évidemment différemment des « élus » du Christ : ceux-ci, comme on l'a vu, vivent « en Lui, mais ils y gardent, mieux, ils y trouvent leur vraie identité, leur propre nom »35. Cette différence d'approche de la notion de parenté tient au fait que pour les catholiques, tout homme, de manière individuelle, et non l'humanité prise dans son ensemble, a été créé à l'image et à la ressemblance de Dieu : « parce qu’il est à l’image de Dieu l’individu humain a la dignité de personne »36.
De ce qui précède, et aussi du paragraphe 360 du Catéchisme, cité précédemment, il ressort que pour un catholique, la fraternité entre les hommes repose prioritairement sur l'unité actuelle du genre humain, fondée sur une origine commune avec laquelle l'homme entretient un rapport de ressemblance. Au contraire, chez Benjamin, la parenté entre les langues repose sur une unité future, celle de la pure langue, qui constitue leur finalité, et avec laquelle elles entretiennent un rapport de fragmentation.
Toute parenté supra-historique entre les langues repose bien plutôt sur le fait qu'en chacune d'elles, prise comme un tout, une chose est visée, qui est la même, et qui pourtant ne peut être atteinte par aucune d'entre elles isolément, mais seulement par le tout de leurs visées intentionnelles complémentaires ; cette chose est le langage pur. En effet, alors que tous les éléments singuliers, les mots, les propositions, les corrélations de langues étrangères s'excluent, ces langues se complètent dans leurs visées intentionnelles mêmes.37
De manière paradoxale, en s'intéressant prioritairement à ce qui constitue la complémentarité des langues, l'auteur de « La tâche du traducteur » fait de la différence, de l'opposition, de « l'extranéité »38, la manifestation même de la parenté :
C'est concéder par là même, il est vrai, que toute traduction est une manière pour ainsi dire provisoire de se mesurer à ce qui rend les langues étrangères l'une à l'autre.39
Pour « s'orienter vers un stade ultime, définitif et décisif, de tout assemblage langagier »40, les langues, loin de se ressembler, s'opposent dans une complémentarité qui rendra possible « l'ajointement des langues entre elles, à leur point de fracture et de réunion »41. Toutes ces différences peuvent être ramenées au fait que chez Benjamin, une langue ne constitue qu'un fragment de la pure langue, tandis que pour un catholique, une personne est à elle seule l'image de Dieu.
Monade et Trinité, création et fragmentation
Le parallélisme par lequel, depuis le début de cet exposé, hommes et langues sont mis sur un même plan, pose de soi problème : il ne s'agit pas des mêmes réalités. D'où vient le fait qu'en visant la pure langue, seules des langues assument une parenté, tandis que dans l'origine commune en un Verbe divin, ce sont des hommes qui deviennent frères ? Si Walter Benjamin mentionne constamment les langues dans son texte, les hommes qui parlent ces langues n'y figurent presque pas, et du reste, l'auteur emploie l'intégralité de son tout premier paragraphe à montrer que les œuvres ne doivent pas se tourner vers l'homme :
En aucun cas, devant une œuvre d'art ou une forme d'art, la référence au récepteur ne se révèle fructueuse pour la connaissance de cette œuvre ou de cette forme. Point ne suffit de dire que toute relation à un public déterminé ou à ses représentants détourne de la bonne voie ; même le concept d'un récepteur « idéal » nuit à tous les exposés théoriques sur l'art, car ils ne sont tenus à présupposer que l'existence et l'essence de l'homme en général. L'art aussi ne présuppose lui-même que l'essence corporelle et spirituelle de l'homme, – dans aucune de ses œuvres il ne présuppose l'attention portée à l'homme.42
Pourquoi cette absence de l'homme au profit de la langue dans « La tâche du traducteur » ?
Il faut repartir de la conclusion précédente : une personne est à elle seule l'image de Dieu. Et, si l'on se rappelle le paragraphe 357 du Catéchisme, c'est précisément en tant que personne qu'elle est image de Dieu. Il existe dans la foi catholique en général, et chez Saint Thomas d'Aquin en particulier, l'idée que tout ce qui subsiste en Dieu constitue une personne. Il y a ainsi en Dieu trois personnes, qui forment la Trinité :
La Trinité est Une. Nous ne confessons pas trois dieux, mais un seul Dieu en trois personnes : « la Trinité consubstantielle » (Cc. Constantinople II en 553 : DS 421). Les personnes divines ne se partagent pas l’unique divinité mais chacune d’elles est Dieu tout entier : « Le Père est cela même qu’est le Fils, le Fils cela même qu’est le Père, le Père et le Fils cela même qu’est le Saint-Esprit, c’est-à-dire un seul Dieu par nature » (Cc. Tolède XI en 675 : DS 530). « Chacune des trois personnes est cette réalité, c’est-à-dire la substance, l’essence ou la nature divine » (Cc. Latran IV en 1215 : DS 804).43
Comme le précise Saint Thomas d'Aquin, au sein de cette Trinité, le nom de « Verbe » revient en propre à la personne du Fils :
En Dieu, l'appellation de Verbe proprement dit s'entend au sens personnel : et c'est un nom propre de la personne du Fils. En effet, ce terme signifie une émanation de l'intellect. Or, en Dieu la personne qui procède par émanation de l'intellect s'appelle le Fils, et sa procession prend le nom de génération, comme on l'a montré plus haut. Il s'ensuit que seul, en Dieu, le Fils est qualifié proprement de Verbe.44
Enfin, le Catéchisme de l'Église catholique s'appuie sur le prologue de l'évangile de Saint Jean, dont Benjamin cite la première phrase, pour déclarer que Dieu a tout créé par son Verbe :
« Au commencement était le Verbe (...) et le Verbe était Dieu. (...) Tout a été fait par lui et sans lui rien n’a été fait » (Jn 1, 1-3). Le Nouveau Testament révèle que Dieu a tout créé par le Verbe Éternel, son Fils bien-aimé. C’est en lui « qu’ont été créées toutes choses, dans les cieux et sur la terre (...) tout a été créé par lui et pour lui. Il est avant toute chose et tout subsiste en lui » (Col 1, 16-17).45
Le Verbe divin crée donc à son image des personnes, et non de simples « verbes », parce que lui-même est une personne de la Trinité.
Ce détour théologique permet de comprendre pourquoi chez Walter Benjamin, juif d'origine et de confession, la transcendance qu'est la pure langue ne possède pas par rapport aux hommes le rôle que détient le Verbe divin. L'idée de Trinité, spécifiquement chrétienne, reste parmi un des points de la foi les plus difficiles à admettre rationnellement : l'Église catholique parle elle-même de « mystère ». Par ailleurs, il ne saurait être question chez Benjamin de création de langues à l'image d'une pure langue mais, comme on l'a démontré, de fragmentation de cette pure langue en « langues imparfaites en cela que plusieurs »46, ainsi que l'affirme l'auteur de « La tâche du traducteur » en citant Mallarmé. La pensée de Benjamin tend au monisme : voilà pourquoi dans son royaume, ce ne sont pas des hommes qui se réconcilient, mais bien des langues.
Le trésor et le vide
On trouvera significatif, chez le pape Jean-Paul II s'adressant le jeudi 26 avril 1979 à la commission biblique pontificale, l'emploi d'une métaphore qui, pour un lecteur de Benjamin, évoque beaucoup celle de l'amphore brisée :
[...] Ces considérations toutefois, vous le savez, font surgir le problème de la formation historique du langage biblique, qui est en quelque sorte lié aux changements survenus durant la longue succession de siècles au cours desquels la parole écrite a donné naissance aux Livres saints. Mais c’est justement ici que s’affirme le paradoxe de l’annonce révélée et de l’annonce plus spécifiquement chrétienne selon laquelle des personnes et des événements historiquement contingents deviennent porteurs d’un message transcendant et absolu. Les vases d’argile peuvent se briser, mais le trésor qu’ils contiennent demeure intégral et incorruptible (2 Cor. 4, 7).47
D'abord, curieusement mais assez logiquement par rapport à ce qui précède, chez Jean-Paul II, les « personnes » ne sont pas représentées par les fragments d'un vase, mais bien par « des vases » qui assument à eux seuls une totalité. Eux aussi « peuvent se briser », tout comme l'amphore benjaminienne. La différence majeure réside dans ce « trésor qu'ils contiennent ». Nulle part dans son texte, Walter Benjamin n'affirme que l'amphore aurait un contenu et Antoine Berman ne se fait pas faute de remarquer que le manteau royal semble tout aussi vide. Il faut reprendre cette autre image de Benjamin :
Dans l'original, teneur et langage forment une unité déterminée, comme celle du fruit et de l'enveloppe ; le langage de la traduction enveloppe sa teneur comme un manteau royal aux larges plis.48
Antoine Berman commente ainsi ce passage :
Une question se pose, si l'on creuse encore et encore les images de Benjamin. Si à la teneur correspond le fruit et à sa langue la « robe » de l'original, le « manteau royal » correspond bien à la langue de la traduction, mais quelle image vient dire sa teneur ? La réponse est évidemment : aucune. Assurément, le manteau royal « ceint » le Roi : mais Benjamin ne le dit pas. De sorte que, si nous pensons les choses en suivant les images benjaminiennes, nous ne savons pas ce qu'est la teneur dans la traduction. Je crois qu'on peut dire que la magnification de la langue, dans la traduction, s'accompagne d'une destruction, ou d'une relativisation de la teneur. À cela correspondra plus loin la différenciation entre la « tâche » du traducteur et celle du « créateur », et le statut mineur du « sens ». Car la teneur est fatalement liée au « sens ».49
Ce commentaire sur la destruction du sens permet d'approcher au plus près la différence abyssale qui sépare le Verbe divin de la pure langue benjaminienne. Si les « vases d'argile » décrits par Jean-Paul II« deviennent porteurs d’un message transcendant et absolu », l'amphore benjaminienne, elle, ne peut exister qu'à condition d'être vide. Dès le deuxième paragraphe de son texte, Walter Benjamin qualifie le « contenu » d'« inessentiel »50.
Il convient donc maintenant de revenir sur la toute première partie de cet exposé pour saisir à quel point s'opposent Verbe divin et pure langue. Certes, au sein de ces deux entités, la distinction entre signifiant et signifié s'avère impossible. Mais cette impossibilité tient à des causes totalement opposées dans les deux cas. En Dieu signifiant et signifié demeurent unis dans une même nature divine, tandis que de la pure langue, le signifié, par un long processus de purification opéré par la traduction, est devenu absent. Si Dieu en Dieu ne dit rien d'autre que Dieu lui-même, c'est précisément que le « contenu » de cette parole ne se révèle pas « inessentiel », mais bien essentiel, de l'essence divine même ; même communiqué aux hommes, il constitue un « trésor [...] intégral et incorruptible ». La pure langue, elle, ne dit absolument rien. À « l'être-avec » de la personne trinitaire s'oppose « l'être-sans » de la pure langue. La vérité chez Walter Benjamin devient purement négative ; il suffira pour s'en convaincre de citer à nouveau la phrase où il y fait allusion :
Mais s'il existe, d'une autre façon, une langue de la vérité, où les ultimes secrets, vers lesquels s'efforce toute pensée, sont conservés sans tension et eux-mêmes silencieux, cette langue de la vérité est le véritable langage.51
Comme on peut le constater, le « véritable langage » apparaît bien comme la « langue de la vérité », mais les « ultimes secrets » y demeurent « eux-mêmes silencieux ». La fin de « La tâche du traducteur » laisse pressentir à quel point s'éloigner du sens par la traduction telle que la prescrit Benjamin afin de s'approcher de la pure langue revient en fait à s'approcher du silence :
Des traductions, en revanche, se révèlent intraduisibles, non parce que le sens pèserait sur elles d'un trop grand poids, mais parce qu'il les affecte de façon beaucoup trop fugitive. À cet égard, comme de tout autre point de vue essentiel, les traductions de Hölderlin, surtout celle des deux tragédies de Sophocle, représentent une confirmation de notre thèse. L'harmonie entre les langues y est si profonde que le sens n'est touché par le vent du langage qu'à la manière d'une harpe éolienne. Ces traductions sont des archétypes de leur forme ; avec les autres versions, même les plus achevées, des mêmes textes, leur rapport est celui d'archétypes à modèle, comme le montre la comparaison entre les traductions de la troisième Pythique de Pindare par Hölderlin et par Borchardt. Et c'est précisément pourquoi elles sont exposées plus que d'autres à l'immense danger qui, dès le départ, guette toute traduction : que les portes d'un langage si élargi et si dominé retombent et enferment le traducteur dans le silence. Les traductions de Sophocle furent les dernières œuvres de Hölderlin. Ici le sens s'effondre d'abîme en abîme, jusqu'à risquer de se perdre dans les gouffres sans fond du langage.52
« Les gouffres sans fond du langage »... L'amphore benjaminienne serait-elle trouée ? La dernière phrase trahit à quel point la pure langue ne peut advenir qu'à la seule condition de se montrer inapte à retenir tout signifié. Mais si l'on ne trouve plus de signifié dans cette pure langue, est-il encore légitime d'y parler de signifiant ?
Révélation : le message et l'incommunicable
À cet endroit de l'exposé, il semble impossible de ne pas percevoir la dissemblance fondamentale qui affecte la démarche conduisant à la pure langue et celle menant à la rencontre pleine et entière du Verbe divin. Comme on a pu le constater plus haut, la pure langue se réalise déjà en germe dans les langues, qui en constituent ses fragments. Le rôle de la traduction consistera à recoller ces fragments par la destruction du sens. Une bonne traduction se doit de faire signe vers cette pure langue : on doit y découvrir un « un génie philosophique, dont le caractère le plus propre est la nostalgie de ce langage qui s'annonce dans la traduction »53. Walter Benjamin reviendra un peu plus loin sur cette nostalgie de la pure langue qui se dégage de toute bonne traduction :
C'est pourquoi, surtout à l'époque où elle paraît, le plus grand éloge qu'on puisse faire à une traduction n'est pas qu'elle se lise comme une œuvre originale de sa propre langue. Au contraire, ce que signifie la fidélité dont la caution est la littéralité, c'est que l'ouvrage puisse exprimer la grande nostalgie d'un complément apporté à son langage. La vraie traduction est transparente, elle ne cache pas l'original, elle ne se met pas devant sa lumière, mais c'est le pur langage que simplement, comme renforcé par son propre medium, elle fait tomber d'autant plus pleinement sur l'original.54
De manière paradoxale, la traduction telle que la souhaite Walter Benjamin doit donc advenir comme le signifiant d'une pure langue qui, comme telle, ne signifie rien. À cet égard, la pure langue deviendra donc le signifié de la traduction. Ce constat ne contredit en rien ce qui a été affirmé précédemment : la pure langue, en tant qu'assemblage langagier achevé, ne retient plus aucun signifié ; il appert donc qu'elle n'est même plus signifiante. Mais en tant qu'inachevée, en tant que but vers lequel la bonne traduction se doit de tendre, elle assume le rôle de signifié pour cette traduction signifiante. Cet état de choses implique en fait un habile jeu de subversion des concepts de signifiant et de signifié, que dans sa traduction Maurice de Gandillac appellera respectivement « symbolisant » et « symbolisé ». La traduction ne visant plus le sens, la communication, mais bien le non-sens, ce qui est signifié dans la bonne traduction et ce par quoi elle acquiert le statut de signifiant, c'est l'incommunicable en tant que tel. Tel est le paradoxe capital sur lequel Benjamin échafaude toute sa pensée de la traduction : le « sens » le plus profond de celle-ci réside dans son non-sens, et sa « communication » dans l'incommunicable lui-même :
Il reste en toute langue et toute œuvre langagière, hors du communicable, un incommunicable, quelque chose qui, selon le contexte où on l'atteint, est symbolisant ou symbolisé. Symbolisant seulement dans les œuvres langagières achevées ; mais symbolisé dans le devenir même des langues. Et ce qui cherche à se représenter, voire à s'instaurer dans le devenir des langues, c'est ce noyau du pur langage. Mais si, même caché ou fragmentaire, il est présent pourtant dans la vie comme le symbolisé même, il n'habite dans les œuvres que symbolisé. Si cette ultime essence, qui est là le pur langage même, dans les langues n'est que liée à du langagier et à ses variations, dans les œuvres elle porte le poids d'un sens étranger. La détacher de ce sens, du symbolisant faire le symbolisé même, retrouver le pur langage structuré dans le mouvement langagier, tel est le violent et unique pouvoir de la traduction.55
Si, ainsi qu'on l'a affirmé au début de cet exposé, il peut être question d'ineffable à propos du Verbe divin comme de la pure langue, il convient maintenant de préciser que cet ineffable advient pour ces deux entités sur des modes opposés. La pure langue relève de l'ineffable par défaut de sens, tandis que Dieu relève de l'ineffable par excès de sens.
Tandis que la traduction s'attachera à « communiquer » l'incommunicable en tant que tel, la révélation de Dieu aux hommes passera par la transmission d'un contenu, d'un message, d'un évangile, c'est à dire d'une « Bonne Nouvelle ». Alors que la révélation et le messianisme tels que les conçoit Benjamin s'accompliront par la destruction du sens, la révélation chrétienne impliquera le déploiement d'un sens ultime tout entier concentré dans le Verbe incarné. Voici ce qu'enseigne le Catéchisme de l'Église catholique au sujet du sens allégorique des Écritures :
Le sens allégorique. Nous pouvons acquérir une compréhension plus profonde des événements en reconnaissant leur signification dans le Christ ; ainsi, la traversée de la Mer Rouge est un signe de la victoire du Christ, et ainsi du Baptême (cf. 1 Co 10, 2).56
Le Christ, Verbe incarné, ne constitue pas le sens ultime des seules Écritures, Ancien et Nouveau Testament compris, mais bien de toute l'histoire humaine :
Le jugement dernier interviendra lors du retour glorieux du Christ. Le Père seul en connaît l’heure et le jour, Lui seul décide de son avènement. Par son Fils Jésus-Christ Il prononcera alors sa parole définitive sur toute l’histoire. Nous connaîtrons le sens ultime de toute l’œuvre de la création et de toute l’économie du salut, et nous comprendrons les chemins admirables par lesquels Sa Providence aura conduit toute chose vers sa fin ultime. Le jugement dernier révélera que la justice de Dieu triomphe de toutes les injustices commises par ses créatures et que son amour est plus fort que la mort (cf. Ct 8, 6).57
L'on ne pourrait mieux signifier que la révélation telle que la conçoit l'Église catholique tend, à l'inverse de la révélation benjaminienne, à un déploiement de sens, tout entier renfermé dans le Verbe incarné. Mais l'Incarnation, mystère spécifiquement chrétien et par lequel la Révélation a lieu, et en particulier la Révélation de la Trinité divine, demeure étrangère aux catégories de Benjamin, du fait de son judaïsme. Le Catéchisme souligne tout à la fois ce lien entre Incarnation, Révélation et accès au mystère de la Trinité, et son caractère spécifiquement chrétien :
La Trinité est un mystère de foi au sens strict, un des " mystères cachés en Dieu, qui ne peuvent être connus s’ils ne sont révélés d’en haut " (Cc. Vatican I : DS 3015). Dieu certes a laissé des traces de son être trinitaire dans son œuvre de Création et dans sa Révélation au cours de l’Ancien Testament. Mais l’intimité de Son Être comme Trinité Sainte constitue un mystère inaccessible à la seule raison et même à la foi d’Israël avant l’Incarnation du Fils de Dieu et la mission du Saint Esprit.58
La différence entre la pure langue benjaminienne et Verbe divin tel que le définit le catholicisme trouve donc en grande partie son fondement dans le non-christianisme de Walter Benjamin. L'Ancienne Alliance interdit toute représentation du divin, qui demeure de soi incommunicable. Walter Benjamin contourne ce précepte en faisant de la traduction le moyen de représentation de l'incommunicable en tant que tel. Ce faisant, il ne sort pas de la logique propre au judaïsme. L'Église catholique en sort précisément en vertu de cette Incarnation du Verbe divin, étrangère à la foi juive :
L’image sacrée, l’Icône liturgique, représente principalement le Christ. Elle ne peut pas représenter le Dieu invisible et incompréhensible ; c’est l’Incarnation du Fils de Dieu qui a inauguré une nouvelle « économie » des images :
Autrefois Dieu qui n’a ni corps, ni figure, ne pouvait absolument pas être représenté par une image. Mais maintenant qu’il s’est fait voir dans la chair et qu’il a vécu avec les hommes, je peux faire une image de ce que j’ai vu de Dieu [...] Le visage découvert, nous contemplons la gloire du Seigneur (S. Jean Damascène, imag. 1, 16 : PG 96, 1245A).59
On voit donc que du positionnement respectif de l'Église et de Benjamin par rapport à l'idée d'Incarnation découle les conceptions radicalement opposées que l'une et l'autre ont de la Révélation : transmission d'un message pour la première, représentation de l'incommunicable en tant que tel pour le second. Dans ces conditions, la proposition selon laquelle « la croissance des religions fait mûrir dans les langues la semence latente d'un langage supérieur »60, quoique compatible avec la foi juive telle que Benjamin l'envisage, apparaît inconciliable avec la foi catholique.
Conclusion
La citation du Prologue de l'évangile de Saint Jean par Benjamin à propos de la traduction, grâce à laquelle peu à peu se constituerait une pure langue, invitait de soi à une étude comparative de cette pure langue et du Verbe divin. Il s'est ainsi avéré possible de dégager certaines convergences dues essentiellement à une parenté de vocabulaire, qui s'enracine dans le même sol judéo-chrétien. Chez Benjamin comme dans la foi catholique, tout tend vers un royaume déjà en germe, vers une transcendance ineffable que seule une voie négative peut appréhender. Ces points communs demeurent cependant superficiels en regard du gouffre qui se creuse entre catholicisme et pensée benjaminienne. La seconde semble bel et bien aller à rebours du premier. Le Verbe divin entretient avec les hommes un rapport de création et de ressemblance, tandis que fragmentation et défragmentation président aux relations entre langues et pure langue. L'opposition entre les deux entités, Verbe et pure langue, culmine dans leur nature respective : non-sens absolu chez Benjamin, vers lequel doit conduire la révélation de l'incommunicable en tant que tel ; plénitude de sens tout entière assumée dans le Verbe incarné, et que révèlera le contenu de l'évangile. L'antagonisme de ces deux logiques trouve en grande partie sa source dans deux conceptions distinctes du Messie, encore à venir pour les coreligionnaires de Benjamin, pour les catholiques déjà présent en la personne de Jésus-Christ, en qui est révélé le mystère de la Trinité : la différence n'aurait pas été aussi fondamentale si l'auteur de « La tâche du traducteur » avait aussi pris en compte la suite du Prologue : « Et le Verbe s'est fait chair, et il a habité parmi nous. »61 Il resterait à voir, mais cela dépasserait le cadre strict de cet exposé, comment à partir de là l'histoire du salut emprunte des chemins totalement opposés : intervention du divin dans un cas, long travail humain de traduction dans l'autre ; car cette fois, contrairement à ses coreligionnaires, Benjamin n'attend plus un Messie envoyé par Dieu, mais est messianique « ce déplacement infime et ponctuel d'un aspect d'une situation qui permet d'ouvrir des portes qu'on n'avait pas aperçues jusqu'ici, qui permettent de forcer un passage là où, jusqu'à maintenant, ce n'était qu'impasse »62.
1 BERMAN, Antoine. L'âge de la traduction : « La tâche du traducteur » de Walter Benjamin, un commentaire. Saint-Denis : Presses Universitaires de Vincennes, 2008. p. 17. ISBN 978-2-84292-222-1
2 BENJAMIN, Walter. La tâche du traducteur. In Mythe et violence. Traduit de l'allemand et préfacé par Maurice de Gandillac. Paris : les Lettres Nouvelles, 1971, p. 262. (coll. Dossiers des Lettres Nouvelles).
8 Le Nouveau Testament de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Traduction française d'Augustin Crampon. Paris : Société de S. Jean l'Évangéliste, Desclée & Cie, 1928. XXIV, Jean ch. I, v. 1, p. 98
9 D'AQUIN, Thomas. Somme théologique. Traduit du latin par Aimon-Marie Roguet. Paris : les Éditions du Cerf, 1984. Tome 1, première partie, deuxième section, question 28, article 2, p. 362. ISBN 2-204-02 229-2
13 Catéchisme de l'Église catholique. Édition définitive. Paris : Centurion/Cerf/Fleurus Mame/Librairie éditrice vaticane, 1998, p. 24, paragraphe 41. ISBN 2-7289-0891-5
44 D'AQUIN, Thomas, op. cit., première partie, deuxième section, question 34, article 2, pp. 401-402.
47 JEAN-PAUL II. Discours aux membres de la Commission biblique pontificale [en ligne]. Jeudi 26 avril 1979. Disponible sur : http://www.vatican.va/holy_father/john_paul_ii/speeches/1... (consulté le 13 janvier 2010)
62 PROUST, Françoise. Walter Benjamin et la théologie de la modernité [en ligne]. Archives des sciences sociales des religions, année 1995, volume 89, numéro 1, pp. 53-59. Disponible sur : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/as... (consulté le 13 janvier 2009)
22:29 | Lien permanent | Commentaires (0)
Les commentaires sont fermés.