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23/09/2019

Walt Disney, la subversion par petites touches (II)

Pour ceux qui aurait qui auraient raté l'épisode 1, il est toujours temps de rattraper votre retard en cliquant ici.

Episode 2 : A l'avant-garde de l'antispécisme

Pocahontas-ours-clair.jpg

Au commencement

« L'antispécisme, où est le problème ? », demanderez-vous peut-être, tant cette idéologie s'impose avec de plus en plus de force aux mentalités occidentales. Un problème majeur : l'antispécisme prétend mettre sur un pied d'égalité l'homme et l'animal. Les humains ne représentent plus une espèce à part, image de Dieu et sommet de la création, mais sont ravalés au rang des bêtes, auxquelles ils devraient témoigner autant d'égards qu'à leurs propres semblables. Ce faisant, l'antispécisme vient contredire le projet divin tel qu'énoncé par Dieu dès la Genèse : « Soyez féconds, multipliez-vous, remplissez la terre et soumettez-la, et dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel et sur tout animal qui se meut sur la terre. »1 Si vous souhaitez en savoir plus sur le sujet, n'hésitez pas à écouter cette conférence. Vous comprendrez alors sans peine que promouvoir l'antispécisme comme le fait Disney, c'est travailler discrètement mais sûrement à saper la vision chrétienne de l'homme, sur laquelle nos sociétés se sont fondées durant des siècles.

La grande communauté vivante

Vous la trouvez presque à chaque fois que vous regardez un film Disney. Vous ne la voyez plus tant elle fait partie du paysage. C'est l'air même que vous respirez. De quoi s'agit-il exactement ? Dans la vraie vie, les animaux de différentes espèces et de taille à peu près équivalente, dans une écrasante majorité, s'évitent les uns les autres… ou s'ils ne s'évitent pas, leur rencontre débouche très fréquemment sur un affrontement. Ce simple fait, que tout un chacun peut constater, a même fourni à la langue française l'une de ses expressions imagées, « être comme chien et chat » qui désigne le fait que deux personnes s'avèrent incapables de s'entendre. Bref, les animaux des diverses espèces, sauf lorsqu'il s'agit de s'entre-dévorer, vivent juxtaposés. Ils se tolèrent tant qu'ils ne constituent pas une menace les uns pour les autres. C'est du moins la tendance générale. Chez Disney, rien de tel. Cette juxtaposition de micro-sociétés correspondant chacune à une espèce n'existe pas. Tous semblent faire partie d'une même et grande communauté de solidarité et d'entraide.

Dès Blanche-Neige, le spectateur voit les animaux de la forêt se grouper comme un seul homme autour de la jeune princesse. Cerfs, chevreuils, lapins, écureuils, tortues et oiseaux ne paraissent éprouver aucune gêne dans le fait de se côtoyer, et même de faire ensemble le ménage et la vaisselle des nains ! Dans Bambi, le jeune faon a pour amis le lapin Panpan et la mouffette Fleur : de toute évidence, les barrières entre espèces n'y existent pas. La même impression se dégage du Livre de la Jungle, où l'ours Baloo et la panthère Bagheera se relaient pour accompagner Mowgli chez les hommes. De même, il n'y a pas que des chats dans Les Aristochats : souris, jument, oies, chacun y va de son petit service pour aider les chats à rentrer chez leur maîtresse. Plus récemment, Frère des Ours (2003) relate une histoire où deux élans deviennent les compagnons de voyage de deux ours. Un an plus tard, dans La Ferme se rebelle (2004), poules, cochons, vaches et chèvres tiennent conseil pour sauver de la vente aux enchères l'exploitation agricole de Pearl, leur propriétaire. Quant à l'histoire de Chicken Little (2005), elle se passe dans une ville où tous les animaux habitent pacifiquement ensemble. Le héros du film, un jeune poulet, a pour amis une cane, un cochon et un poisson. Dans la cité de Zootopia, qui donne son nom au film qui lui est consacré, les animaux vivent ensemble toutes espèces confondues. Comme l'explique la jeune lapine Judy au début du film : « à seulement 340 km d'ici, se trouve la grande cité de Zootopia, dans laquelle nos ancêtres se réunirent pour la première fois en paix... ».

Les seuls animaux qui menacent sérieusement cette solidarité sont les prédateurs actifs, qui constituent parfois les méchants de ces films : dans Le Livre de la Jungle, le tigre Shere Khan ; dans La Belle et le Clochard, le gros rat qui menace le bébé de Jim et de sa femme. Dans Zootopie, les prédateurs ne représentent plus de menace pour le reste des animaux, dans la mesure où ils ont renoncé à leur instinct carnassier, comme l'explique d'emblée l'héroïne :

« La peur, la traîtrise, la soif de sang ; telles étaient les forces qui régnaient sur le monde il y a des milliers d'années ; un monde où les proies vivaient dans la peur des prédateurs, et où les prédateurs avaient ce besoin biologique et incontrôlable de découper, démembrer et… du sang ! du sang ! du sang ! et… la mort. À cette époque, le monde était divisé en deux clans : les méchants prédateurs et les douces proies. Mais avec le temps, nous avons évolué, et nous avons abandonné nos mœurs sauvages et primitives. Aujourd'hui, prédateurs et proies vivent en harmonie… »

En prononçant ces derniers mots, Judy la lapine prend dans ses pattes celles d'un jeune tigre, qui fait partie de ses camarades de classe. La zootopie à l'état pur…

Toutefois, même dans le monde harmonieux rêvé par Walt Disney Pictures, certaines espèces, plus petites que les autres, semblent exclues a priori de cette grande solidarité des vivants. Tout comme ses amis, Simba, le héros du Roi Lion, se nourrit de larves sans éprouver la moindre compassion pour les pauvres bestioles. Cela ne lui pose aucun problème éthique, ainsi qu'en témoigne la chanson « Hakuna Matata » (« pas de souci »), chantée juste après son repas. De même, au moment où le film Frère des Ours fait retentir une chanson sur la solidarité entre animaux (« Bienvenue dans le clan familial /Bienvenue à toi, frère animal »), les ours sont en train de se livrer sans scrupules à une partie de pêche au saumon ! Enfin, lorsque la lapine Judy arrive dans son appartement à Zootopia, la propriétaire des lieux lui précise qu'il est loué avec « épouillage compris une fois par mois ». Même dans la grande ville où les animaux vivent en paix, les parasites n'ont donc pas le droit de cité. Comme l'écrivait si bien George Orwell dans La Ferme des animaux, « Tous les animaux sont égaux, mais certains sont plus égaux que d'autres. » Cette limite dans la logique antispéciste de Disney ne constitue cependant qu'une exception qui vient confirmer la règle.

Tous frères !

De tels scénarios ne visent pas seulement à susciter le rire ou l'attendrissement du spectateur, mais ils participent d'une véritable vision du monde, qu'ils s'efforcent de lui transmettre. Voici des propos de Walt Disney rapportés en 1953 par The American Magazine :

« Ce que j'ai appris du monde animal, et ce que chacun en apprendra s'il l'étudie, c'est un sentiment renouvelé de parenté avec la Terre et tous ses habitants »2

Oui, vous avez bien lu. Dans le monde de Walt Disney, l'homme et l'animal sont de la même famille. C'est ce que l'on pouvait déjà déduire du Livre de la jungle (1967) où Mowgli, élevé par des loups, se considère et est considéré comme faisant partie de leur clan : « le petit d'homme est comme un de nos fils », affirme le loup Rama. Cela n'empêche d'ailleurs pas le héros d'appeler Baloo « papa ours ». Quatre ans plus tard, le film Les Aristochats (1971) mettait en scène une vieille dame qui lègue toute sa fortune à des chats. Ceux-ci dorment dans un berceau semblable à celui des nourrissons, près du lit de leur maîtresse. De toute évidence, elle perçoit donc les chats comme ses propres enfants. Cette parenté, on la retrouve également dans La Ferme se rebelle (2004), où Pearl refuse de vendre l'un ou l'autre de ses animaux afin de sauver financièrement son exploitation. Voici en quels termes elle justifie sa décision : « C'est ma famille ! personne ne vend sa famille ! » Plus loin dans le film, elle appelle ses vaches « mes filles ». Quelques minutes plus tard encore, elle contemple avec attendrissement des photos d'elle-même en compagnie de ses vaches. Des photos de famille, bien sûr… Sur l'une d'entre elles, on voit la fermière en train de nourrir un de ses veaux au biberon. Cette promotion d'une notion pour le moins élargie de la famille ressort aussi nettement de Frère des Ours (notez le titre au passage). Ce film a la particularité de s'ouvrir et de se clore sur la même chanson, Les Grands Esprits, dont voici le refrain final :

Vous tous, nos ancêtres des temps anciens,
Prenez-nous par la main,
Remplissez nos cœurs de votre sagesse !
Oui, dites-nous qu'à vos yeux,
Nous sommes comme les autres,
Que nous sommes tous des frères dans ce monde qui est le nôtre.
Nous sommes tous égaux sur terre,
Nous sommes tous des frères !

La chanson prend un sens très différent selon le contexte où on l'entend. Au début du film, elle illustre sur le plan sonore la présentation de la tribu où vivent Kenaï, héros de l'histoire, ainsi que ses deux frères. Le spectateur est donc tout naturellement amené à considérer que cette chanson célèbre une fraternité toute humaine : celle qui unit les trois frères, et celle, plus large, qui rassemble les membres de la tribu. À la fin du film, la chanson acquiert une autre signification : après de nombreuses aventures, Kenaï revient chez les siens transformé de manière libre et définitive en ours, et accompagné de Koda, un ourson qu'il a adopté. De manière très symbolique, lors d'une cérémonie rituelle, il reçoit l'autorisation d'apposer sa patte et de laisser ainsi sa trace sur le mur où figurent les empreintes des mains de tous les hommes du clan. La chanson Les Grands Esprits célèbre donc désormais une fraternité élargie, qui comprend l'ensemble des hommes et des animaux.

Un double niveau de compréhension existe également dans la fameuse chanson de Pocahontas, L'air du vent, où la jeune fille s'adresse au capitaine John Smith. Elle commence comme un simple plaidoyer antiraciste : l'explorateur ne devrait pas qualifier Pocahontas et les siens de « sauvages ». Mais dès le deuxième couplet, la chanson prend un tour nouveau :

Tu crois que la Terre t'appartient toute entière.
Pour toi, ce n'est qu'un tapis de poussière.
Moi, je sais que la pierre, l'oiseau et les fleurs
Ont une vie, ont un esprit et un cœur.
Pour toi, l'étranger ne porte le nom d'homme
Que s'il te ressemble et pense à ta façon,
Mais en marchant dans ses pas, tu te questionnes :
Es-tu sûr, au fond de toi, d'avoir raison ?

Ce couplet commence par quatre vers antispécistes et se termine par quatre vers antiracistes. Le spectateur est donc ainsi amené à comprendre que l'antispécisme constitue le prolongement naturel de l'antiracisme. L'entremêlement des deux thèmes est encore plus évident si l'on prend en compte les images sur lesquelles ces paroles sont chantées : lorsque retentissent les quatre derniers vers, on voit John Smith sur le point d'abattre au fusil un ours. Pocahontas l'en empêche, et le mène, en suivant les traces de l'animal (« Mais en marchant dans ses pas, tu te questionnes »), jusqu'à sa tanière. Elle y saisit un ourson qu'elle met dans les bras du capitaine, qui écoute sagement la leçon. On voit donc que, à en croire la rhétorique de ce passage, l'ours est un homme comme les autres…

Plus tard dans la chanson, Pocahontas ira même plus loin :

« Je suis fille des torrents, sœur des rivières.
La loutre et le héron sont mes amis,
Et nous tournons tous ensemble au fil des jours
Dans un cercle, une ronde à l'infini. »

La fraternité dansante rêvée par Pocahontas s'étend donc même au-delà du règne animal, pour rejoindre le règne minéral, celui « des torrents » et « des rivières ». Rassurez-vous, le règne végétal n'est pas oublié par le film, puisque la jeune indienne converse régulièrement avec un arbre répondant au doux nom de « Grand-Mère Feuillage ».

La lutte contre les stéréotypes d'espèce

Bien évidemment, dans le monde rêvé par les productions Disney, cet idéal de fraternité universelle fonctionne à merveille : il suffit de voir le sourire béat de l'ourse lorsqu'elle voit Pocahontas s'emparer de l'un de ses oursons dans la tanière. Il suffit d'entendre l'héroïne chanter de son ton le plus convaincu : « Comprends-tu le chant d'espoir du loup qui meurt d'amour ? » De même, dans Frère des Ours, Kenaï reçoit comme totem l'ours, symbole de l'amour, d'après la chamane de la tribu. Tout le message du film tend d'ailleurs à donner raison à cette dernière. Pas question de véhiculer d'odieux préjugés, selon lesquels l'ourse aurait tendance à devenir agressive envers quiconque s'approcherait de ses petits, ou d'après lesquels le loup représenterait un quelconque danger pour l'être humain. On le constate, dans les films Disney tout comme dans la vraie vie, les antispécistes pataugent dans un irénisme absolument délirant…

Prolongement de la très idéologique lutte contre les stéréotypes de genre, la lutte contre les stéréotypes d'espèce émerge lentement, mais sûrement. Elle apparaît déjà dans les productions Disney, souvent abordée sous l'angle comique (pour le moment…). En voici un exemple dans Le Monde fantastique d'Oz (2013) :

Le magicien : On va trouver la méchante sorcière, on va voler sa baguette, je recevrai une montagne d'or et... tu recevras une montagne de bananes. D'accord ?

Le singe : Des bananes ! Oh, je vois ! Parce que je suis un singe, je raffole des bananes, c'est ça ? Ça, c'est un vilain stéréotype.

Le magicien : Tu n'aimes pas les bananes ?

Le singe : Evidemment que j'aime les bananes ! Ch'uis un singe ! Mais j'aime pas qu'on le tienne pour acquis !

Tenez-vous le pour dit, spectateurs !

Ce bref dialogue n'a rien d'un incident isolé. Dans Zootopia, on en trouve un du même genre lorsque la lapine Judy fait son entrée dans la police. Elle se présente alors à un guichet où Benjamin Clawhauser, un guépard, la reçoit avec enthousiasme :

Benjamin Clawhauser : Oh ! Eh ben ça, alors ! Ils ont vraiment recruté un lapin ! Chouette ! Je dois avouer que c'est encore plus mignon que ce que je pensais !

Judy : Oh ! Euh… Vous l'ignorez peut-être, mais… un lapin peut dire à un autre lapin qu'il est… mignon, mais quand c'est un autre animal qui le dit, c'est un peu, euh…

Benjamin Clawhauser : Ah ! Ch'uis trop désolé ! Moi, Benjamin Clawhauser, celui que tout le monde prend pour un flic enrobé qui adore les beignets, ch'uis en train de te stéréotyper, quoi…

Judy : Nan, c'est pas grave…

Plus tard dans le film, quelques prédateurs devenus fous retournent à l'état sauvage et agressent d'autres animaux, déclenchant un vent de panique dans la cité. Tous les prédateurs sont alors perçus par les autres habitants comme une véritable menace. Le guépard Benjamin Clawhauser, qui semble pourtant se nourrir principalement de beignets, devient à son tour la cible d'horribles préjugés… au point de perdre son poste de réceptionniste. Judy le surprend en train de faire ses cartons :

Judy : Clawhauser ! Que… Qu'est-ce que tu fais ?

Benjamin Clawhauser : Ils pensent qu'il vaudrait mieux que… qu'il vaudrait mieux qu'un prédateur comme moi ne soit pas le premier visage que les gens voient en entrant dans les locaux de la police.

Judy : Quoi ?

Benjamin Clawhauser : Alors ils me transfèrent aux archives. C'est au sous-sol.

Oh ! Le pauvre chou… Rions, tant qu'il demeure encore possible de le faire, de cette lutte engagée par les antispécistes contre les stéréotypes d'espèces. Avec le travail de rééducation entrepris par des géants comme Disney, les blagues « spécistes » seront bientôt aussi mal vues que les plaisanteries sexistes ou racistes. Et sûrement plus tôt qu'on ne pense…

L'homme, ce grand handicapé de la nature

Si représenter les animaux de manière stéréotypée constitue un acte moralement répréhensible, il n'en va pas de même dès lors qu'il s'agit d'exprimer son mépris pour l'homme. Aussi Walt Disney a-t-il un jour déclaré au journaliste Dick Strout :

« Je respecte la nature et les créatures de la nature. D'elles, l'homme peut apprendre à vivre. L'homme est le plus impuissant et le plus pathétique de tous les animaux »3

Avec de telles déclarations, il n'est guère étonnant de voir abonder dans les films Disney les situations où l'homme se révèle inférieur à l'animal. Ainsi Lieutenant Robinson Crusoé (1966) met-il en scène un singe assez intelligent pour gagner aux cartes contre un officier de marine. Tous deux ont devant eux un verre d'alcool asiatique, mais le singe a la sagesse de ne pas y toucher, tandis que l'homme s'en ressert sans mesure, jusqu'à terminer la soirée ivre mort. Il faut dire que ce singe a été sélectionné par la NASA pour être envoyé dans l'espace… À la fin de l'histoire, c'est pour fêter le retour de l'animal, et non celui du lieutenant, que tout l'équipage du porte-avion est réuni au garde-à-vous. L'espion aux pattes de velours (1965), quant à lui, nous vend l'histoire de PV, un chat grâce auquel une employée de banque prise en otage va pouvoir être délivrée, malgré la balourdise des agents du FBI censés le suivre. Avec Ratatouille (2007), le spectateur découvre l'histoire d'un jeune commis de restaurant incapable de cuisiner, jusqu'à ce qu'il se fasse guider par un rat qui, caché sous sa toque, le dirige comme un pantin.

Les films multiplient les situations où les animaux sauvent la mise à ces crétins d'humains, trop peu dégourdis pour se tirer d'affaire eux-mêmes. Heureusement que les souris font preuve de suffisamment de débrouillardise pour délivrer Cendrillon, assez cruche pour se laisser enfermer au grenier par sa marâtre (Cendrillon, 1950). Heureusement aussi que les animaux de la forêt sont suffisamment réactifs pour se précipiter à la mine, et prévenir ainsi les nains du danger couru par Blanche-Neige en présence de la vieille femme à la pomme (Blanche-Neige et les Sept Nains, 1937). Heureusement que le chien Clochard arrive à point nommé pour tuer l'énorme rat qui menace le nourrisson de ses futurs maîtres (La Belle et le Clochard, 1955). Et heureusement enfin que le dalmatien Pongo a assez d'initiative pour trouver une épouse à Roger, célibataire endurci (Les 101 Dalmatiens, 1961). Notez bien que dans ces trois derniers cas, les animaux commencent par essuyer des reproches de la part des personnes qu'ils essaient d'aider ! Décidément, les pauvres humains ne comprennent pas grand-chose à la vie…

Dans maintes situations, les animaux laissent entendre le peu de bien qu'ils pensent des humains. Dans La Belle et le Clochard, Lady se montre extrêmement choquée que son maître ait pu la désigner par l'expression « ce chien », ce qu'elle est pourtant. Son voisin Jock, un terrier écossais, tente alors de la consoler par ces paroles :

À votre place, Miss Lady, je n'accorderais pas à tout cela trop d'importance : n'oubliez pas que ce ne sont que des humains, après tout...

De même, dans Le Livre de la Jungle, au moment où il apprend qu'il faut emmener Mowgli au village des hommes, l'ours Baloo laisse échapper cette protestation :

Comment, au village des hommes ? Mais ils vont le gâcher ! Ils vont faire de lui un homme !

Enfin, pour conclure cette liste d'exemples, laissons la parole à Diaval, un corbeau que la sorcière Maléfique, dans le film de 2014 qui porte son nom, vient de métamorphoser en humain afin de lui sauver la vie :

Diaval (après avoir inspecté son corps) : J'étais si beau ! Pourquoi m'avez-vous transformé de la sorte ?
Maléfique : Tu aurais préféré être battu à mort ?
Diaval (après s'être à nouveau regardé) : Je ne sais pas…

On l'aura compris, pour Disney, l'homme n'est ni la plus belle, ni la plus intelligente des créatures.

Oh ! Les vilains chasseurs !

Chez Disney, exception faite de Blanche-Neige où il renonce finalement à tuer la jeune fille (mais n'en demeure pas moins effrayant), le chasseur est systématiquement représenté sous un jour négatif : soit ridicule, comme Gregory Benson dans L'Espion aux pattes de velours, Amos Slade dans Rox et Rouky, ou encore Gaston dans La Belle et la bête, soit carrément méchant, comme dans Bambi, où il est réduit à l'état de présence invisible et menaçante. La mère du jeune faon, d'un ton noble et qui n'admet pas de réplique, met en garde son fils contre la malignité profonde de l'être humain.

Bambi : Pourquoi a-t-il fallu courir si vite ?
Mère de Bambi : Les hommes. Les hommes étaient dans la forêt.

Notez bien que le personnage ne parle pas des chasseurs, mais des hommes en général, tous englobés dans une même exécration. Quelques minutes plus tard, il parfait malgré lui sa démonstration en mourant d'un coup de fusil. Déjà à l'époque de la sortie du film, Outdoor life, magazine américain dédié à la chasse, avait perçu le film comme une insulte. De fait, Walt Disney avait des convictions anti-chasse bien ancrées depuis sa prime jeunesse4.

Cela dit, il existe bel et bien un bon chasseur chez Disney. Sa définition est toute simple, et va à rebours de l'opinion commune : est un bon chasseur celui qui ne prend rien. Le Petit indien, sorti en 1937 dans le cadre des Silly Symphonies, nous raconte ainsi la partie de chasse du jeune Hiawatha. Copieusement ridiculisé pendant la huitaine de minutes que dure le court-métrage (son pantalon tombant lui laisse régulièrement les fesses à l'air), ce petit chasseur finit sa journée bredouille. Et la voix off de conclure :

« Et ainsi s'acheva la journée de chasse de Hiawatha. Et le castor l'appela « frère », joyeux et fier de le raccompagner, tandis que le lapin, le cerf et l'écureuil le regardaient s'éloigner comme on regarde de loin un ami qui s'en va. Vaillant chasseur, Hiawatha ! Vaillant guerrier, Hiawatha ! Ô vaillant chef, Hiawatha ! Vaillant petit Hiawatha »5

Et si Amos Slade paraît finalement un peu moins méchant à la fin de Rox et Rouky, c'est bien parce qu'il renonce en définitive à tuer le renard. Les humains de Frère des Ours (2003), quant à eux, ne parviennent à conserver la sympathie du spectateur que parce qu'ils finissent par considérer la chasse comme un mal à éviter.

Même dans l'univers carnivore par excellence du Roi Lion, les héros ne sont jamais représentés en train de chasser. Le cimetière d'éléphants se situe dans le territoire des horribles hyènes, jonché d'ossements. C'est d'ailleurs quand ces dernières envahissent le royaume des lions que celui-ci se voit lui aussi peu à peu recouvert de débris animaux. Même lorsque l'usurpateur Scar charge Sarabi et les autres lionnes de la chasse, elles ne s'y rendent pas, au motif qu' « il n'y a plus rien ». Quant au héros Simba, il se contente dans son exil d'un menu alimentaire à base de larves ! Seule exception du film, une brève scène nous montre la lionne Nala en train de traquer le phacochère Pumbaa, compagnon de Simba. Mais cette scène a lieu à un moment où la jeune lionne n'a pas été identifiée pour ce qu'elle est, à savoir l'amie d'enfance du prince Simba. Ce malentendu dissipé, tout rentre dans l'ordre et Nala renonce à son déjeuner de phacochère. Elle est donc représentée en train de chasser à un moment bien précis, un moment où l'on ne sait pas encore qui elle est, et où le spectateur peut croire qu'il s'agit d'une méchante. L'équivoque dissipée, le motif de la chasse disparaît comme par magie. On le voit, l'exception vient ici confirmer la règle : les gentils de Disney ne chassent pas.

Les films de l'Oncle Walt mettent souvent en scène une autre figure, qui appartient à une catégorie cousine du chasseur : celle de l'exploiteur d'animaux. Très régulièrement, on nous sert des méchants qui le sont parce qu'ils utilisent les animaux à leur profit. Ainsi Cruella d'Enfer veut-elle obtenir à tout prix de la fourrure de chien (Les 101 Dalmatiens, 1961). Dans le film Beethoven (1992), qui a connu un succès mondial, le Docteur Varnick désire avoir un saint-bernard à sa disposition dans le but de tester sur son crâne un nouveau prototype de balles explosives. Quant au majordome Edgar (Les Aristochats, 1970), il veut à tout prix capter l'héritage que sa riche employeuse destine en premier lieu à des chats. Dans chacun de ces cas, la rhétorique du film permet au spectateur d'adhérer sans problème au fait que ces personnages sont méchants : pour parvenir à leurs fins, ils recourent tous au vol d'animaux, procédé que tout un chacun trouvera détestable, indépendamment de toute réflexion sur ce qu'il est aujourd'hui convenu d'appeler la question animale. Autrement dit, les moyens évidemment mauvais qu'emploient ces personnages dispensent le spectateur de toute interrogation ultérieure (et infiniment plus subtile...) sur la fin qu'ils poursuivent : est-il ou non légitime de s'habiller avec des peaux de bêtes ? Est-il ou non légitime d'utiliser des animaux dans le cadre d'expériences scientifiques ? Enfin, est-il ou non légitime de léguer toute sa fortune à des chats ?

Une espèce en voie de disparition

Pourtant, s'il existe bien une espèce menacée dans les films Disney, il s'agit très certainement de l'espèce humaine elle-même. Les cadrages au ras du sol du film La Belle et le Clochard laissent clairement entendre qu'il faut y considérer les hommes comme des personnages plus que secondaires. Aussi n'entrevoit-on leur visage que de temps à autre. De même, les personnages phares de la firme Disney (Mickey, Dingo, Donald, Picsou…) sont des animaux anthropomorphes… qui viennent purement et simplement remplacer les humains ! Ils vivent dans une société ressemblant à s'y méprendre à la société des hommes, mais sans ces derniers. Le même constat s'impose dans Robin des Bois, Chicken Little et Zootopie. C'est d'autant plus étonnant dans cette dernière production qu'à Zootopia, toutes les espèces sont censées vivre en harmonie. Dans ce cas-là, pourquoi l'espèce humaine n'y trouverait-elle pas sa place ?

Le cas de Zootopie s'avère particulièrement intéressant. Dès le début, Judy la lapine et ses camarades de classe informent le spectateur que les animaux ont évolué :

Lapine : Chaque jeune mammifère peut rêver d'un avenir fait d'une multitude de possibilités !

Mouton : Eh oui ! Je n'ai plus à me cacher au milieu d'un troupeau. Si je le veux, je peux devenir astronaute !

Tigre : Rien ne m'oblige à devenir un chasseur solitaire : je peux choisir de partir à la chasse aux exonérations fiscales et devenir inspecteur des impôts !

Lapine : Et moi, je peux contribuer à rendre le monde meilleur, alors quand je serai grande, je serai agent de police !

Ces animaux ont évolué au point de pouvoir remplacer l'homme dans toutes ses activités. Quant à l'homme lui-même, il a purement et simplement disparu, peut-être supplanté par ces espèces jadis inférieures à lui.

Conclusion

Certains s'évertuent à détecter du spécisme (et des stéréotypes d'espèce...) dans les films Disney6, parce qu'un certain anthropocentrisme y a malgré tout encore cours. C'est assez logique, dans la mesure où ceux qui vont consommer ces films restent des humains, et qu'il faut réussir à les intéresser à l'histoire. En outre, ceux qui produisent ces films appartiennent eux aussi à l'espèce humaine. Le jour où des vaches feront du cinéma pour leurs congénères, le résultat ne manquera pas d'être sensiblement différent… Blague à part, il faut vraiment avoir basculé dans l'hystérie et le jusqu'au-boutisme animalistes de ces dernières années pour ne pas voir la contribution capitale qu'ont apportée l'oncle Walt et son empire à la cause antispéciste.

Avec le temps, la défense de cette cause est devenue de plus en plus explicite. En 2016, Zootopie a sans doute atteint un sommet. Témoigne également de cette évolution la nouvelle version du Livre de la Jungle. Dans le dessin animé de 1967, Mowgli finissait par rejoindre un village et par s'intégrer à la société humaine. À l'issue du film en prise de vues réelles de 2016, Mowgli choisit au contraire de rester parmi les loups, comme l'un des leurs. Cette différence dans le dénouement de l'histoire ne doit rien au hasard. Elle rend très clairement compte d'une évolution des mentalités, de plus en plus gagnées par le mensonge antispéciste.

On ne veut détrôner l'homme que parce que l'on veut en finir définitivement avec son Créateur. Michel Onfray a très bien mis en évidence le fait que cet antispécisme est en son fond une fronde contre les grandes religions traditionnelles. Comme il le résume :

Les fondations ontologiques de l’antispécisme sont radicalement antimonothéistes puisque les trois monothéismes proposent un récit légendaire de la création dans lequel l’animal est présenté comme une quantité négligeable par rapport à “l’homme” dont on affirme qu’il est le sommet de la création. Pour les juifs, les chrétiens et les musulmans, le monde est séparé : entre Dieu et la nature, entre la nature et l’homme, entre l’homme et la femme, entre l’homme et l’animal. D’un côté le créateur, de l’autre, sa création. Dans la création, d’un côté les créatures humaines, de l’autre, toutes les autres créatures, dont les animaux.7

Chez Disney, « le monde » n'est pas « séparé ». Les hommes font partie des animaux, comme le répétait déjà en son temps Jiminy Cricket dans la petite présentation éducative « You're a human animal ». Le présupposé idéologique qui sous-tend cette affirmation est bien sûr l'évolutionnisme darwinien, illustré dès 1940 dans Fantasia (section « Le Sacre du printemps »).

Tant que l'homme accepte de s'insérer dans la grande communauté vivante comme un individu parmi d'autres, aucun problème ! Mais dès lors qu'il prétend dominer sur le reste de la création, comme il en a reçu l'autorisation divine dès son commencement, l'industrie Disney le classe aussitôt dans la catégorie du méchant. Ce faisant, elle ne fait que marcher sur les traces de son fondateur, qui a un jour déclaré :

Pourquoi les êtres humains, dès qu'ils arrivent dans un lieu, déclarent-ils la guerre aux oiseaux, aux animaux, aux poissons et à la faune de toutes sortes ? Pourquoi déclarent-ils la guerre aux arbustes et aux fleurs naturels, aux rivières et aux montagnes, aux champs et aux forêts ? Ils font un gâchis en détruisant l'équilibre de la nature. […] On ne voit jamais les animaux faire ça.8

Notez bien que l'idée d'une guerre entre l'homme et le reste des vivants ne prend sens que dans la mesure où l'on considère l'un et l'autre sur un strict pied d'égalité. C'est uniquement dans cette perspective que peuvent apparaître deux camps belligérants opposés, et qu'il faut alors, dans ce conflit mondial d'un nouveau genre, prendre parti et s'engager. Manifestement, Walt Disney a opté contre l'homme.

 

NOTES :

1 Genèse I, 28.

2 « I have learned from the animal world, and what everyone will learn who studies it, is a renewed sense of kinship with the Earth and all its inhabitants », The American Magazine, Crowell-Collier Publishing Company, 1953, vol. 155, p. 109.

3 "I respect nature and the creatures of nature. Man can learn a way of life from it. Man is the most helpless and pathetic of all animals", cité par MousePlanet.

4 WEST, Mark I., MERLOCK JACKSON, Kathy (éd.), Walt Disney, from Reader to Storyteller: Essays on the Literary Inspirations, Jefferson, North Carolina, McFarland & Company, Inc., Publishers, cop. 2015, p. 51.

5 DISNEY, Le Petit Indien, 1937. On peut visionner ce court-métrage ici.

6 Cf. par exemple la thèse de Oana Leventi-Perez, Disney's Portrayal of Nonhuman Animals in Animated Films Between 2000 and 2010, Georgia State University, 2011. On peut lire ce document ici.

7 « Michel Onfray : l’antispécisme », entretien avec Anne-Sophie Novel publiée le 19 septembre 2012 sur le site kaizen-magazine.com.

8 Cité dans KORKIS, Jim, « Walt's love of nature », article rédigé le 24 avril 2016 sur MousePlanet.com.