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24/07/2014

La Soupe aux choux, un film visionnaire

 

18478117.jpg   Non, non, vous ne rêvez pas, et vous avez bien lu le titre. Il ne s'agit pas d'une mauvaise blague. Au-delà des borborygmes suraigus de Jacques Villeret et des pets à rallonge de Louis de Funès qui ont fait rire des générations, ce film sorti en 1981 décrit plutôt finement les conséquences de la révolution soixante-huitarde. Pour ceux qui n'auraient pas l'histoire en tête, en voici un résumé qu'il est vivement recommandé de lire avant d'aborder cet article. Commençons l'analyse.

 

   Les deux vies de Francine

   « Tu ne me feras plus trimer. Toute une vie, j'ai lavé les draps dans la rivière, préparé le frigo. Cette vie là, j'en ai rien vu du tout. Elle est passée comme un éclair, sans rien. Alors une vie de perdue, ça suffit. Moi, j'ai la chance d'en avoir une deuxième sous la main, alors je veux m'amuser, et rire, et chanter. Voilà. »1 Cette tirade que Francine redevenue jeune lance à son mari le Glaude schématise parfaitement le tournant pris par la génération post-soixante-huitarde. On passe d'une société du travail à une société de loisirs, d'une éducation à l'effort à une éducation au plaisir. Conséquence logique, la fidélité conjugale est mise au rencart, au profit de l'amour libre. Dans la société traditionnelle, l'adultère existait bel et bien, comme en témoigne la liaison que Francine a eu avec le Bombé pendant la guerre2, mais il n'existait qu'à titre d'exception. La preuve en est qu'au moment où elle le quitte pour Robert, Claude lance à son épouse : « J'ai aimé que toi, la Francine. » et Francine de lui répondre : « Moi, pareil. Le Bombé, je l'ai pas aimé, tu sais... »3

   Dans la deuxième vie donnée à Francine, l'idéal de fidélité conjugale a totalement disparu, comme en témoigne l'échange qu'elle a avec son ex-mari au moment de le quitter :

Francine : « J'm'en vais, mon Glaude, mais j'ai pas voulu partir sans te dire au revoir. »

Le Glaude : « Tu pars ? »

Francine : « À Paris. »

Le Glaude : « À Paris ? T'es pas folle ? »

Francine : « Y'a que là qu'on trouvera du travail, avec Robert. »

Le Glaude : « Mais tu sais au moins si c'est un brave garçon ? »

Francine : « Je verrai à l'usage : si c'est pas ça qu'est ça, j'en changerai. »4

Notez qu'au moment où a lieu cette conversation, Robert et Francine viennent de passer la nuit ensemble. Elle s'est donc déjà donnée à quelqu'un en qui elle n'est pas sûre d'avoir confiance.

 

   La très illusoire libération de la femme

  L'émancipation de la jeune femme passe par une étape fondamentale : celle du shopping. Après s'être emparée de l'argent de son mari, Francine est emmenée en ville par une jeune voisine, Catherine Lamouette. Cette dernière, habillée à la mode, lui conseille de laisser sa robe pour un jean et un T-shirt5. Elles se rendent donc dans une boutique de vêtements. Dans la cabine d'essayage, Catherine lance à Francine cette remarque significative : « T'as de sacrés beaux seins, toi. J'aimerais bien avoir les mêmes. Les miens à côtés, c'est Laurel et Hardy. »6 Toute la métamorphose de Francine va donc consister à mettre en valeur cette poitrine avantageuse. D'où l'achat d'un T-shirt rose et moulant, dont l'essayage suscite le dialogue suivant :

Francine : « C'est beaucoup trop serré. »

Catherine : « C'est très joli. En plus, ça t'envoie direct les mecs chez les dingues »7

Au sortir de la boutique, les sifflements admiratifs qu'elle suscite achèvent de convaincre Francine de ce que Catherine a vu juste. Cette dernière lui dit d'ailleurs en guise de conclusion : « Ben, tu vois ? Il te va comme une paire de mains, ton T-shirt »8. Ce T-shirt fait effectivement un tabac auprès d'un groupe de jeunes motards, dont certains n'ont d'yeux que pour les seins de Francine9. Dès qu'elle a enfilé son haut moulant, la jeune femme devient donc un pur objet de consommation sexuelle auprès des hommes. Cette scène montre de manière assez efficace comment ce qu'on appelle la libération de la femme passe par l'acquisition d'un pouvoir de séduction : il s'agit d'être sexy pour subjuguer les hommes et « les envoyer chez les dingues », comme le dit Catherine. Mais ce pouvoir reste fragile car il expose la femme à la prédation masculine : par définition, un homme « dingue » ne se contrôle plus. De plus, la possession de ce pouvoir nécessite un assujettissement préalable à la mode, et donc au monde marchand. Cette double soumission de la femme à la jungle libertaire et à l'univers de la consommation est représentée dans toute sa vulgarité par le T-shirt rose et moulant qu'achète Francine.

   Ces nouveaux habits de Francine ne suscitent guère d'enthousiasme chez son vieux rural de mari, qui multiplie les remarques désobligeantes : « Qu'est que c'est que cette tenue ? Mais tu as perdu la boule, ma Francine. On voit tes deux nichons comme si tu avais le cul à l'air. »10 « T'es qu'une dévergondée. »11 Il la traite plus loin de « gourgandine »12, c'est-à-dire de femme légère. Toutes ces imprécations vont dans le même sens : ce que laisse entendre Claude sans l'exprimer de manière très articulée, c'est que la révolution sexuelle tend à aligner le comportement des femmes ordinaires sur celui des prostituées. Or, c'est exactement ce qui s'est passé avec le rapport Kinsey, qui a joué un rôle de premier plan dans la libération des mœurs aux États-Unis. Ce dernier a causé un choc dans la population américaine en prétendant décrire de manière objective les mœurs sexuelles de ses concitoyens. Ce qui a surpris les Américains à l'époque, c'est de constater la proportion ahurissante de personnes se livrant à des pratiques sexuelles déviantes, qui s'en sont trouvées du même coup banalisées dans beaucoup d'esprits. On sait depuis que les résultats de ce rapport sont le fruit d'une méthodologie biaisée. Kinsey a interrogé proportionnellement beaucoup plus de prostitués que de citoyens normaux.

  Mais revenons à notre film. Il est intéressant de constater que ce rapprochement entre le comportement émancipé de Francine et celui des prostituées est admis par la principale intéressée. La seule différence est qu'elle, au moins, ne se fait pas payer. L'aveu tombe lorsque la jeune femme, tentant de prendre un bain de soleil, s'exhibe en bikini, provoquant le dialogue suivant :

Le Glaude : « Mais t'es tombée bredine pour montrer comme ça ton cul à tous les passants ! »

Francine : « Je prends un bain de soleil, c'est pas un crime. »

Le Glaude : « N'importe qui peut arriver ! »

Francine : « Et alors ? C'est pas dégoûtant : y'en a qui payent pour voir les femmes se déshabiller. Tu voudrais quand même pas que je me fasse payer ? » 13

Ce rapprochement de la femme émancipée avec la prostituée s'avère éminemment logique. Le film, comme on l'a vu, montre que la « libération » de la femme expose cette dernière à l'appétit insatiable des hommes et à la soumission intégrale au monde marchand. Or, qui plus que la prostituée se situe à l'intersection de l’hyper-libéralisme économique (pour lequel on peut tout vendre et tout acheter) et du libertarisme (pour lequel l'essentiel consiste à jouir sans entraves) ?

   La fin du film représente Francine à Paris, en train de trimer quand même dans un restaurant où elle sert les clients, sous les ordres d'une patronne peu aimable. L'expression de son visage trahit sa fatigue14. On ne sait pas si elle est encore avec Robert. Sa dernière apparition à l'écran nous montre une Francine en larmes, alors même qu'elle vient de recevoir un paquet de louis d'or, envoyés par Claude, et qu'elle est donc devenue riche. Elle se retrouve en définitive isolée dans une grande ville, livrée à sa propre solitude, après avoir brisé toutes les solidarités traditionnelles, perçues comme des entraves : la solidarité du mariage, mais aussi la solidarité de voisinage, puisqu'elle s'est enfuie à Paris. Car c'est aussi l'affrontement de l'enracinement et du nomadisme consubstantiel à l'ultralibéralisme que nous laisse entrevoir ce film. Hormis la soucoupe volante, les seuls moyens de locomotion motorisés sont la voiture de Catherine et la moto de Robert, tous deux des adjuvants de Catherine dans sa prétendue émancipation. Le jeune homme n'est même que motard : il ne prononce pas un seul mot dans tout le film, et n'apparaît jamais sans son véhicule. À la fin du film, Claude ne le désigne même plus à Francine par son nom, mais l'appelle seulement « ton motocycliste »15. Si l'histoire se clôt sur le désarroi de Francine, elle se conclut aussi en contrepoint sur la joie de Claude. Celui-ci accepte finalement de partir pour la planète Oxo, accompagné du Bombé, son voisin de toujours, ainsi que de leurs deux maisons, soulevées de terre pour l'occasion. La dernière image du film nous les montre en train de trinquer dans la soucoupe volante16, en route vers un monde où il n'y a pas besoin d'argent17, et ayant réussi à préserver leur petit monde et ses solidarités traditionnelles. Cette préservation ne s'est pas effectuée sans effort : le Glaude a dû pardonner au Bombé son adultère avec la Francine18. Que l'on compare cette attitude avec celle de Francine qui, moins courageuse, a déclaré à son mari au moment de le quitter : « Les idées, on n'a plus les mêmes, alors on ferait que s'engueuler. »19

 

   Les « vieux cons » à la poubelle

  Si Francine incarne dans sa deuxième vie la révolution libertaire, le film nous présente un autre personnage, qui symbolise l'hyper-libéralisme économique : le maire du village. Ce dernier n'a qu'une seule expression à la bouche : « l'expansion économique »20. Il a ainsi décidé de créer un lotissement juste à côté du havre de paix dans lequel vivent Claude et son voisin le Bombé. Du jour au lendemain, ces derniers se voient envahir de bulldozers et autres engins de construction. Avec sa multitude d'hommes casqués et ses marteaux-piqueurs qui imitent très exactement le bruit des mitraillettes, l'expansion économique de Monsieur le maire prend des allures de conquête militaire21. Mais le pire reste à venir lorsque le maire rend visite au Glaude et au Bombé :

Le Maire : « Mes chers concitoyens et amis, écoutez-moi bien ! Et cela vous concerne. Vous connaissez les lotissements des "Gourdiflets" ? »

Le Bombé : « Oh ! On en a encore plein les oreilles. »

Le Maire : « Eh bien ! Pour faire suite à ces lotissements, on va créer, ici, chez vous, un parc de loisirs, où y'aura des restaurants, des buvettes, des balançoires, tout ce qu'il faut pour rigoler... Pour tout, il faudra payer ! Il faudra que ça sorte toutes les deux minutes les porte-monnaies ! Mitoyen a la cabane du Glaude, un parking ! 4000 voitures ! Et à la place du terrain du Glaude, 10 000 chaises longues et de la musique intelligente ! »

Le Bombé : « Et en place de ma baraque, quoi donc il va y avoir ? »

Le Maire : « Le rocher aux singes ! »

Le Bombé (saisissant sa carabine) : « Il faut foutre le camp, fumier ! Faut me foutre le camp ! »

Le Maire : « Je les avais prévenus au conseil municipal, que vous nous emmerderiez, pour le seul plaisir d'emmerder le monde ! Si vous n'étiez pas vieux et malades, je vous ferais exproprier !! Mais rigolez pas trop vite, Chérasse et Ratinier ! Bientôt, on y arrivera ! Les bulldozers et les pelleteuses, ça va vous ronfler aux oreilles ! Je vous le garantie, moi ! »

Le Bombé : « Dehors ! »

Le Maire : « Vieux débris, va ! Vieux os ! Vous serez heureux le dimanche, hein, quand les gens vous regarderont à travers les grillages, et vous jetteront des cacahuètes pour s'amuser ! Vieux débris ! »

   D'une certaine manière, le parc de loisirs du maire, avec « tout ce qu'il faut pour rigoler », répond très exactement au souhait de Francine qui, comme on l'a vu, veut s' « amuser, et rire, et chanter ». C'est l'illustration parfaite de la complicité qu'entretiennent la droite libérale et la gauche libertaire. Quant aux plaisirs simples et gratuits de Claude (apprécier une soupe concoctée avec les choux de son jardin, ou l'eau puisée à son puits, boire un canon avec le facteur ou avec son voisin, admirer les étoiles), ils sont remplacés par les loisirs et l'abrutissement de masse, payants eux. L'horreur culmine dans une scène où Claude et le Bombé, assis devant leurs maisons entourées d'une clôture (le futur « rocher aux singes »), se voient jeter des cacahuètes par une foule hystérique. De l'autre côté du grillage, parvenant à dominer les cris de la foule, le maire leur adresse des propos peu amènes : « Hé ! Hé ! je vous l'avais dit, hein ? Je vous ferai crever ! Vieux fossiles ! Et quand vous serez au cimetière, la commune, débarrassée de ses poids morts, pourra ouvrir les ailes à l'expansion économique ! Vieux fossiles ! Je vous ferai crever, moi ! » N'y tenant plus, Claude et le Bombé, finissent par rentrer chez eux, au grand désarroi de la foule, qui se met à scander : « Les vieux cons ! Les vieux cons ! Les vieux cons ! »

   Là encore, on voit que libéralisme et libertarisme marchent main dans la main pour disqualifier les anciens. Francine redevenue jeune rejette son vieux mari parce qu'elle veut jouir sans entraves. Le maire chasse Claude et le Bombé de chez eux parce qu'ils constituent un frein à la sacro-sainte expansion économique. Ils représentent aussi tout ce que le système ultralibéral déteste : ils mènent une vie quasi-autarcique, et consomment donc peu. Du point de vue de la production, l'un est sabotier, l'autre puisatier, deux métiers traditionnels qui n'ont plus leur place dans la révolution industrielle. Nos deux héros, méchamment incités à partir pour l'autre monde, trouvent une porte de sortie, celle qui consiste à partir pour un autre monde, la planète Oxo. Cette porte de sortie, ménagée par la thématique extra-terrestre du film, rend possible malgré tout un happy end. Sans elle, le dénouement aurait été moins léger : Claude et le Bombé auraient vraisemblablement eu le droit à la maison de retraite, voire (pourquoi pas de nos jours ?) à l'euthanasie.

   Évidemment, on aura beau jeu de répliquer que Claude Ratinier et Francis Chérasse ne sont guère présentés à leur avantage : ils passent leurs journées à picoler et leurs soirées à péter sous les étoiles. Leur voisine est folle. Mais la caricature semble un peu trop chargée pour être sincère. Peut-être le film a-t-il moins voulu se moquer des vieilles gens de la campagne que de la vision qu'en ont les bobos parisiens...

 

   Conclusion

  Le véritable sujet du film ne consiste donc pas dans l'ouverture de deux vieillards repliés sur eux-mêmes à l'altérité, représentée par l'extraterrestre qui vient les visiter, et les emmène finalement sur sa planète. Si le Glaude et le Bombé partent pour Oxo, c'est moins pour découvrir un ailleurs qu'un lieu où ils puissent encore se trouver chez eux. La thématique extra-terrestre n'est présente qu'à titre de moteur de l'action : elle permet la résurrection de Francine en jeune fille et tout le conflit intergénérationnel qui s'ensuit. Elle rend en même temps possible le happy end, dans une histoire assez pessimiste par ailleurs. La profondeur du film réside dans sa capacité à illustrer, au sortir des années soixante-dix et encore de nos jours, la collusion de la droite libérale et de la gauche libertaire, l'une et l'autre d'accord pour :

-inciter les femmes à une prétendue émancipation qui les conduit au plus sûr des esclavages,

-se débarrasser des anciens, incapables de produire de la richesse ou de la jouissance,

-casser les solidarités traditionnelles et gratuites, et isoler les personnes face à un marché de plus en plus omnipotent.

 

1La soupe aux choux, 59e minute.

2La soupe aux choux, 64e minute.

3La soupe aux choux, 70e minute.

4La soupe aux choux, 69e minute.

5La soupe aux choux, 61e minute.

6La soupe aux choux, 62e minute.

7La soupe aux choux, 62e minute.

8La soupe aux choux, 62e minute.

9La soupe aux choux, 63e minute.

10La soupe aux choux, 63e minute.

11La soupe aux choux, 63e minute.

12La soupe aux choux, 64e minute.

13La soupe aux choux, 64e minute.

14La soupe aux choux, 91e minute.

15La soupe aux choux, 92e minute.

16La soupe aux choux, 95e minute.

17La soupe aux choux, 92e minute.

18La soupe aux choux, 68e minute.

19La soupe aux choux, 70e minute.

20La soupe aux choux, 80e et 83e minutes.

21La soupe aux choux, 80-82e minute.